La notion de matière résiduelle : une interprétation ministérielle désuète, un frein à l’innovation
Christine Duchaine et Marie-Pier Goyette NoëlCabinet Juridique Sodavex
2015
- CONTEXTE HISTORIQUE
L’encadrement de la gestion des matières résiduelles ne date pas d’hier. Au niveau législatif, ce domaine a connu moult changements au cours des dernières décennies, passant d’une absence quasi totale de réglementation à un contrôle gouvernemental fort étendu.
La multiplication des dispositions législatives et réglementaires a donné lieu à l’apparition de termes et de notions qui étaient aupa- ravant inconnus ou absents de la législation environnementale. Du même coup, des problématiques d’interprétation sont apparues et sont encore à ce jour la source de bien des différends entre l’admi- nistration et ses administrés.
À titre d’exemple, la notion de valorisation énergétique par oppo- sition à celle d’incinération a fait couler beaucoup d’encre et suscité bien des discussions, sans pour autant que le débat soit clos. En effet, à quel moment l’utilisation d’une matière usée à titre de combustible constitue-t-elle de la valorisation plutôt que de l’incinération ?
Il en va de même, par exemple, de l’utilisation des agrégats pro- venant du concassage du béton à titre d’assises de fondations ou de routes : est-ce de la valorisation ou de l’enfouissement de matières résiduelles ? Plus récemment, le ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (ci-après le « MDDELCC ») s’est intéressé au phénomène du matériel utilisé par les exploitants de sites d’enfouissement de matières rési- duelles afin de recouvrir les matières enfouies : dans la mesure où les matériaux utilisés proviennent d’une autre activité, tels les résidus fins des centres de tri, s’agit-il de valorisation ou d’enfouissement de matières résiduelles ?
Mais la notion qui fait le plus l’objet d’interprétations diverses est sans aucun doute celle de matière résiduelle elle-même. En effet, à partir de quel moment dans le cycle de vie d’une matière qui est réutilisée et/ou valorisée celle-ci devient-elle une matière résiduelle ? Avant sa réutilisation ou sa valorisation ou plutôt à la fin, lorsqu’elle a perdu toute utilité et devient ce qui est communément appelé un résidu ultime ?
La nuance n’est pas sans conséquence puisque le régime d’auto- risation et les normes applicables ne sont pas les mêmes, tout dépen- dant de l’argument que l’on défend. Par conséquent, les discussions perdurent et plusieurs opinions circulent puisque nous retrouvons des tenants de chacune des thèses dans la société actuelle.
Pour notre part, nous sommes partisanes de celle voulant que la notion de matière résiduelle soit évolutive et varie selon les époques en fonction des technologies et des débouchés qui sont constamment découverts. Selon nous, tant qu’une matière a une utilité et qu’elle n’a pas été abandonnée, elle ne devrait pas être considérée comme une matière résiduelle.
Une telle interprétation comporte à notre avis plusieurs avan- tages, dont l’un d’entre eux et non le moindre est celui d’alléger gran- dement le régime d’autorisations applicable. Elle est aussi celle qui s’arrime le mieux aux objectifs dont nous nous sommes dotés à titre de société, soit de favoriser la réduction, la réutilisation, le recyclage et la valorisation de nos matières afin d’éliminer uniquement le résidu ultime : la fameuse hiérarchie des 3RV-E. Finalement, notre inter- prétation et ses conséquences pratiques correspondent à celles qui ont cours au sein de plusieurs pays dans le monde.
Pour ce qui est du contexte québécois, rappelons-nous que durant la décennie qui a suivi l’adoption en 1978 du tout premier Règlement sur les déchets solides1 (ci-après le « RDS »), lequel ne portait que sur l’élimination des déchets, un tournant majeur en matière de valori- sation eut lieu. Constatant le gaspillage de ressources et les impacts environnementaux de plus en plus préoccupants résultant de l’exploi- tation des sites d’enfouissement, le gouvernement adopta en 1989 une Politique de gestion intégrée des déchets solides2 (ci-après la « Politique de 1989 »). Cette Politique énonçait pour la première fois le principe de la hiérarchie des 3RV-E qui préconise de privilégier, dans l’ordre, la réduction à la source, le réemploi, le recyclage, la valorisation et l’élimination. La politique de 1989 fixait également des objectifs de réduction de 50 % des résidus envoyés à l’élimination et voulait rendre les lieux d’élimination plus sécuritaires d’ici 1998.
Pendant ce temps, en 1995, le gouvernement a mandaté le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (ci-après le « BAPE ») afin de tenir une consultation publique sur la gestion des matières rési- duelles. À la suite des recommandations du BAPE émises en 19973, lePlan d’action québécois sur la gestion des matières résiduelles 1998- 2008 (ci-après le « Plan d’action 1998-2008 ») fut rendu public en 19984. À l’instar de la Politique de 1989, le Plan d’action 1998-2008 voulait respecter le principe de la hiérarchie des 3RV-E. Constatant l’échec de l’atteinte de l’objectif de réduction de la Politique de 1989, le Plan d’action 1998-2008 fixa l’objectif de mettre en valeur 65 % des matières résiduelles pouvant l’être, plutôt qu’un pourcentage de toutes les matières générées, et ce, avant 2008. Ce Plan annonçait aussi que des normes devaient être adoptées afin de rendre les lieux d’élimination plus sécuritaires.
Peu après, la Loi sur la qualité de l’environnement5 (ci-après « LQE ») fut modifiée en 1999 par l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur la qualité de l’environnement et d’autres dispositions législatives concernant la gestion des matières résiduelles (ci-après le « Projet de loi 90 »), afin d’établir de nouvelles règles destinées à régir le domaine de la gestion des matières résiduelles6.
Ces modifications législatives remplacèrent la notion de « déchet » par la notion de « matière résiduelle »7 et introduisirent aussi le concept de « valorisation »8. L’objectif des dispositions adop- tées fut également détaillé, soit de prévenir ou réduire la production de matières résiduelles, de promouvoir leur récupération et leur valo- risation et de réduire la quantité de matières résiduelles à éliminer9. Dans la foulée, de nouvelles dispositions de la LQE imposèrent l’obli- gation pour le gouvernement d’adopter une politique en matière de gestion des matières résiduelles10.
C’est ainsi que le Plan d’action 1998-2008 devint, par le tru- chement du Projet de loi 90, la Politique québécoise de gestion des matières résiduelles 1998-200811 (ci-après la « Politique de 1998- 2008 »), laquelle fut publiée dans la partie 1 de la Gazette officielle du Québec à l’automne 200012.
La Politique de 1998-2008 fut par la suite remplacée non pas en 2008, mais plutôt en 2011 par une politique qui se veut pérenne qui fut publiée dans la partie 2 de la Gazette officielle du Québec en 201113 (ci-après la « Politique de 2011 »). Devant l’échec de l’atteinte de l’objectif de réduction de la Politique de 1998-2008, la Politique de 2011 imposa à son tour de nouveaux objectifs, modulés cette fois en fonction de la nature des matières résiduelles. De plus, la Politique de 2011 est accompagnée d’un plan d’action quinquennal14 (ci-après le « Plan d’action 2011-2015 ») visant à identifier les actions requises pour favoriser l’atteinte desdits objectifs.
Cet extrait de la Politique de 2011 résume bien l’esprit du légis- lateur :
S’appuyant sur la volonté gouvernementale de bâtir une éco- nomie verte et sur l’engagement collectif et individuel des Qué- bécoises et des Québécois à l’égard du développement durable, cette politique veut encourager des comportements plus respec- tueux de l’environnement et de meilleures pratiques de consom- mation et de gestion des matières résiduelles. Elle vise à créer une société sans gaspillage qui cherche à maximiser la valeur ajoutée par une saine gestion de ses matières résiduelles, et son objectif fondamental est que la seule matière résiduelle éliminée au Québec soit le résidu ultime.15 [Nous soulignons]
La hiérarchie des 3RV-E – qui était par ailleurs déjà présente dans la Politique de 1989 et dans celle de 1998-2008 – fut officielle- ment introduite à la LQE en 2011 et est devenue un impératif pour toute politique ou tout plan ou programme élaboré16. Le système québécois de gestion des matières résiduelles est par conséquent orienté vers un objectif fondamental, soit celui de réduire la quan- tité de matières résiduelles générées et d’éliminer une seule matière résiduelle : le résidu ultime.
Or, tel que nous le verrons dans le présent article, la mise en application des dispositions législatives et réglementaires adoptées au cours des deux dernières décennies par l’administration nuit à l’atteinte de ces objectifs de société en multipliant les normes et les obstacles à l’obtention des autorisations requises afin de réduire les quantités de matières éliminées.
Nous croyons qu’une analyse détaillée de ces notions s’impose. Le présent article se veut un plaidoyer en faveur d’une interprétation de la notion de matière résiduelle différente de celle retenue par l’administration, visant à mettre fin à la dichotomie entre les exigences ministérielles et les objectifs de la Politique. Notre analyse nous amènera d’ailleurs à remettre en question la compétence de l’administration d’exiger un certificat d’autorisation pour l’utilisation d’une matière, au seul motif qu’il s’agit d’une matière dite résiduelle.
Selon nous, dès lors qu’elle continue à être utilisée, une matière – peu importe son origine – ne devrait pas être considérée comme une matière résiduelle ni être assujettie au régime particulier de ces dernières. Nous vous proposons donc une interprétation qui favorise l’innovation et permet aux entreprises québécoises de trouver des débouchés pour certaines matières afin de les détourner des sites d’enfouissement. Le tout, dans le but d’atteindre les objectifs que nous nous sommes fixés à titre de société avancée.
Il va sans dire que les opinions en ce domaine varient considé- rablement, de sorte que nous devrons attendre que les tribunaux se penchent sur ces questions afin de connaître la portée exacte de la notion de matière résiduelle en droit québécois. Le présent article doit donc être considéré pour ce qu’il est : un plaidoyer en faveur d’une interprétation élargie ainsi qu’une amorce de réflexion et de discus- sion, en attente de confirmation des tribunaux.